Analyse du livre Hikikomori par Thiérry Tremine

L'Information psychiatrique n°1, janvier 2025

Marie-Jeanne Guedj Bourdiau publie un livre très documenté sur ce qui fut d’abord décrit comme un phénomène essentiellement japonais, puis qui vint à se mondialiser, du moins dans les sociétés urbanisées, en gardant son appellation d’origine. « Idiome de détresse » d’adolescents et de jeunes adultes renfermés dans leur chambre, il se présente le plus souvent comme « primaire », ou « secondaire » lorsqu’on diagnostique un syndrome classique de la nosologie psychiatrique.

Dans le hikikomori primaire, le sujet évite de se confronter à l’épreuve du dehors, de l’âge adulte et du sujet social et se renferme, gardant ses capacités d’idéalisation pour Internet et les réseaux sociaux. Parfois il trouve dans le hikikomori lui-même (« garder la chambre » en japonais) une capacité estampillée d’inclusion sociale, même s’il s’agit de conduites résistantes au « bienêtrisme », « bonheurisme » et aux injonctions de la bonne et belle santé mentale, aux critères désormais mondialisés.

Ces jeunes gens peuvent rester des mois, voire des années dans une situation de réclusion qui enferme la famille elle-même. Le caractère exotique japonais n’est plus de mise, et l’on mesurera l’importance du phénomène à l’existence dans certains pays d’un ministère de la solitude (Angleterre, Japon). Le phénomène « NEET » (neither in employement education training : ni en études, ni en emploi, ni en formation), les décrocheurs scolaires et autres « freeters », bien éloignés de la génération Toyota, constituent des catégories qui se croisent avec les hikikomoris, comme autant de refus ou d’impossibilités d’accéder à la vie sociale du « dehors », impossible ou menaçante pour un habitus social en construction et alors refusé.

Ce livre s’attache d’abord, après avoir fait le tour des définitions, aux sociologies actuelles de la jeunesse. On y relève une impossibilité de solitude dans le monde et comme le disait Walter Benjamin dans les années 30, l’absence de place pour l’ennui dans un monde urbanisé. « L’ennui est un oiseau de rêve » disait-il, mais, contrairement à ce qu’il pensait, il ne couve plus l’œuf de l’expérience, rejetée en dehors de la chambre.

On relèvera qu’il s’agit en grande partie de milieux pas trop « défavorisés » – il faut déjà que le jeune adulte ait une chambre à lui et un ordinateur – avec une mobilisation constante du milieu familial au milieu éducatif généralement élevée mais qui a perdu les codes. Évidemment, la culture Internet et la perte des relations « face to face » est présente, ainsi que l’« Internet game disorder » du DSM-5 et autres addictions aux écrans.

Une étude approximative en 2017 relevait en France 1,8 million de NEETs et 400 000 jeunes invisibles sociaux, parmi lesquels se situent les hikikomoris.

On est frappé de relever dans cette sociologie de la jeunesse désemparée une critériologie anthropologique somme toute voisine de l’entrée dans la vie sociale impossible et du contexte de l’adolescence interminable des « border-line ». De plus, il y a peut-être une allure commune dans les attitudes thérapeutiques : care givers, qui deviennent parfois au Japon des « rental brothersisters » (grands frères et grandes sœurs de location !), stratégies collectives, voire psychothérapies institutionnelles ! Il y a dans ces troubles une certaine banalité anthropologique, et l’on irait à se demander si la conduite adaptative des hikikomoris ne serait pas la seule censée, dans ces items sociologiques si vastes qu’on y retrouve tout le malheur du monde et du « self engineering », devant lesquels on propose une fraternité désormais tarifée ! La temporalité passagère océanique de la solitude, et même de l’ennui et du retrait indispensables est disqualifiée, avant que la pression sociale et amoureuse, les amitiés, les haines, le partage et la sollicitude, mais aussi le monde-carnaval ne reprennent le dessus.

« Mais quand dois-je m’arrêter de cavaler après le bonheur et le bien-être, s’il vous plaît ? ».

Il n’y a plus de transitions possibles, entre le grouillement infernal du dehors et le repli, nous dit ce livre. Alors, il faut les recréer.

La « situation hikikomori » est d’un abord certes difficile mais justifiant « l’aller vers », car elle échappe aux critères diagnostiques et demande une attitude active et délicate. Le Japon est plus apparu comme un lanceur d’alerte que comme une culture spécifique de la pression sociale. Néanmoins, il semblerait que la durée moyenne du repli soit de 29 mois en France, alors qu’elle était encore récemment de 4,3 ans au Japon. La pression de la réussite socioprofessionnelle sur les hommes les voit surreprésentés (70 à 90 %). Évidemment, il ne s’agit plus seulement d’une réussite actée, mais d’un imaginaire identificatoire fourni à profusion.

Un problème un peu absent dans ce livre : la sexualité des adolescents et des jeunes adultes. La compréhension des phénomènes de repli ne peut en faire l’impasse dans ces âges, y compris devant les facilités du distanciel qui sont proposées.

Que fait-on, devant cette faillite à la fois sociale et personnelle. Il est dit au départ que la psychiatrie s’est intégrée au champ d’une santé mentale qui voudrait se passer de la psychiatrie, après des expériences négatives terribles des familles dans les structures de soins basées sur le court terme ou à bout de souffle, le désastre entretenu et la disqualification des institutions du « cure », pour s’en remettre à un « care » de la bonne volonté, voire de la charité laïcisée. Mais personne ne se contentera en 2025 de campagnes médiatiques sans implication ou relais de temps humains, collectifs et proches.

Dans ce livre, notre collègue Emmanuel Stip se demande s’il ne faut pas abandonner le terme hikikomori s’il est secondaire à des pathologies dites comorbides. Ce qui est étonnant pour un clinicien, c’est qu’on se pose la question, qu’il y ait ou non des conduites à tenir semblables ! Le détachement et le vide sont des symptômes majeurs des troubles schizophréniques et l’inhibition traverse toute la pathologie, mais ici on ne traite pas des comorbidités mais d’une détresse de la personne entière dans son milieu social, ce qui constitue la démarche bien comprise de la psychiatrie ordinaire !

Marie-Jeanne Guedj Bourdiau collige dans la clinique du quotidien les dimensions de la souffrance ; elles conditionneront en grande partie les attitudes thérapeutiques et les contre-transferts, dans une réponse globale et non standardisée nécessaire ; une stratégie des petits pas et de la continuité, ainsi que le soulagement de la famille, suivie en guidance. Même s’il existe des critères de gravité selon la durée d’isolement, la tentation médicalisante peut reprendre le dessus, à travers ses vieux outils pan-étiologiques : dépression, stress, etc. Les écueils à éviter lors de la consultation donnés par l’auteur invitent à la prudence et à l’absence de solution magique, notamment médicamenteuse, peu efficace en dehors d’une symptomatologie prégnante. Évidemment, il existe des traumatismes possibles, qui font eux aussi partie de l’ordinaire social ; le harcèlement en premier lieu.

Les abords psychothérapiques closent l’ouvrage, avec parfois une certaine similitude de la psychothérapie institutionnelle en réseau, voire une utilité de l’hospitalisation. Enfin, il existe des évolutions positives spontanées !

Cet ouvrage passionnant, écrit par une pionnière de l’intérêt clinique vis-à-vis des situations hikikomori, est soutenu à chaque chapitre par une littérature internationale considérable. C’est maintenant une référence incontournable.



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